
· Nos Gins d'ichi ·
"Cela raconte beaucoup de choses une rivière..."
Et un poète, alors !
Surtout lorsqu'il s'appelle Philippe Mathy, Guignisien et Pouillysois de surcroît !
Cela raconte beaucoup de choses une rivière, pour peu que l'on sache l'écouter. Mais les gens n'écoutent jamais ce que leur racontent les rivières, ce que leur racontent les forêts, les bêtes, les arbres, le ciel, les rochers des montagnes, les autres hommes. Il faut pourtant un temps pour dire, et un temps pour écouter.
(Ph. Claudel, cité en introduction à la troisième Fenêtre sur Loire : Automne)
De la frontière française à Antoing, l'Escaut est un monsieur sérieux, en costume gris. Il avance sagement sur un chemin tracé. Chaque pont est une canne qui lui permet de s'appuyer pour avancer un peu plus loin. Il aime le silence ; les canards et les péniches n'en tiennent pas compte. Alors, il se repose aux écluses.
Ici, à Pouilly, la Loire est une jeune fille espiègle qui se déhanche entre les îles. Elle aime changer de robe, se maquiller de ciel, accrocher des plumes blanches à son chapeau, s'inventer de nouvelles rives. Elle n'a pas oublié les châteaux de sable de son enfance. Elle en construit, les détruit. Elle aime rire entre ombre et soleil. Chaque pile du pont lui offre le tourbillon d'une valse. Elle danse pour accompagner l'écriture inconnue des hirondelles sur la page des nuages. Elle joue avec les flèches bleues des martins-pêcheurs. Elle boude parfois l'hiver, quand les sternes et les hirondelles tardent à revenir. Mais il suffit d'un frisson sur sa peau, d'un reflet, clin d'œil auquel nul ne peut résister : son charme agit à nouveau.
(en prélude aux trois Fenêtres sur Loire)
Tout est au repos
Le feuillage
veille l'ombre
L'heure
sèche dans le vent
drap sur lequel
nul ne s'étendra plus
Une lumière tremble en moi
comme les ailes de cet oiseau
Il appelle obstinément
sans savoir
si quelqu'un l'entendra
Printemps, 9
Ciel bleu d'avril
sur le chemin
le bleu profond des pulmonaires
Tant de bleus dans le cœur
qu'on ne sait plus
s'ils sont venus
du ciel
des fleurs
des coups reçus
Où va la vie qui va
si vite
si belle
si cruelle ?
Printemps, 10
Heures paresseuses
les vignes alignées
demeurent immobiles
Heures paresseuses
Mes pas franchissent
les éboulis de la mémoire
Plus bas dans la vallée
la Loire s'invente
d'autres rives
Halte brève
appuyée au bras d'un ciel trop bleu
je repars
sur un chemin semé de clartés
Avancer
même si le soleil
tranche de son couteau
le paysage de nos vies
Éte, 7
Ce soir le vent murmure
que la nuit sera douce
Il y a des chemins
où les animaux imprimeront leurs traces
que nous lirons demain
Il y a des chemins
où la nuit cède un espace silencieux
pour écouter nos rêves
Il y a des chemins
dans le fatras de nos vies
où l'enfance est une lampe
derrière la vitre des souvenirs
Été, 15
Traversant cette nuit
La Loire ne cessera de briller
Quand au petit matin
dans ce qui reste d'obscurité
les arbres tendront leurs mains fraîches
pour éveiller les oiseaux
elle écoutera leurs chants
retournant sur son chemin
inlassablement
le sablier du temps
Été, 17
Pouilly, village aux hirondelles. Que reste-t-il lorsque l'automne a signé leur départ ? Plus que la vision des nids sous les corniches, les linteaux des fenêtres ou le chœur de l'église, plus que le souvenir de leurs pépiements, ce qui reste, comme des lampes allumées que l'hiver ne peut éteindre, c'est dans le ciel l'agitation de ces petits fanions noir et blanc. Ils demeurent bien vivants au fond de nos yeux.
Ce qui n'imprime pas de traces s'inscrit parfois plus sûrement dans la mémoire.
Automne, 2
Lorsque tu penses au fleuve, viennent des mots simples comme l'eau.
Reflets de soleil fugaces. Le ciel a laissé tomber ici un vitrail.
Un peu d'éternité craquelle l'eau qui va, c'est assez pour ignorer l'effroi.
Automne, 12
Un nuage habille le jardin de son ombre. L'herbe s'assombrit. Ce n'est pas tristesse. Le temps bavarde dans l'heure fraîche sans se soucier de ce qui fuit.
Ombre bienfaisante au cœur d'un midi trop étourdi.
Automne, 14
Parfait agencement des vignobles. Lignes droites. Terre caillouteuse, propre et claire. Vignes comme haies rognées avec soin. Géométrie, compas, calcul, tout ici est mesuré sur les flancs de Loire où le Sauvignon a trouvé son royaume.
Partition ouvragée, page musicale, pour que le Pouilly fumé nous conduise à l'ivresse, à une parole non mesurée, non calculée, qui, partie de la terre, se lance à l'assaut de ce qui reste en nous de ciel.
Automne, 16
Nous aurons des matins clos derrière les fenêtres couvertes de givre. Des vents rageurs racleront les murs. Des silences étourdissants napperont le jardin d'une neige semée d'étoiles mortes. Le temps passera, long de ses heures lentes, et, malgré tout, au cœur même de nos sommeils, de notre lassitude, d'un futur invisible à nos pas, nous aurons nos mains jointes, sans même songer que préservé par cet amour, germera le printemps.
Automne, 24
Avec l'aimable autorisation de l'auteur, ces quelques extraits du Prix Mallarmé 2017 !
Philippe Mathy, Veilleur d'instants
(Lumière désemparée, Fenêtres sur Loire [Printemps – Été – Automne], Ailes dessinées d'ombres)
– poèmes de Pouilly-sur-Loire, enluminés de peintures de Pascale Nectoux.
Aux éditions L'herbe qui tremble, Paris, 2017.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Philippe_Mathy
http://www.academie-mallarme.fr/Academie_Mallarme_-_actualite.html
En juin 1996, Reflet Flash, le magazine publicitaire qui dynamise sa région ! publiait aussi le texte suivant de notre auteur :
De mon village
1
Parfois je songe à cette pluie et je me dis qu'elle ne devrait peut-être pas finir, jamais, qu'on a tort de se plaindre et que le gris nous va très bien. Je songe à un homme, un tout petit homme qui traverse des rues, des places, des prairies et des champs, un homme qui marche dans la pluie, traînant après lui la suie de son enfance. Il ne connaît d'autre ciel, d'autre sueur que le rire de cette pluie qui le suit...
Il pleut. Il pleut depuis toujours. La pluie est belle, bulle de joie à force d'être pluie. Le petit homme ne le sait pas ; ni toi, ni moi, qui marchons parfois sous le soleil tandis que l'autre avance sous la pluie.
2
Tu sais, peut-être est-ce quand rien ne se passe que tout est présent. Mais cela nous échappe aussi. Nous filons, malgré nous, entre les doigts d'un présent qui ne nous laisse tâter que sa peau, rien que sa peau...
Je voudrais enfoncer mon poing dans le ventre du temps, hurler ma rage au creux de ses oreilles, le déchirer jusqu'à presser son cœur pour voir s'il peut encore t'offrir autre chose que du sang.
3
La nuit, les murs. Combien sommes-nous à être là, distraits de nous, présents à ne pas être, paupières levées vers la télévision ?
La nuit, les murs. Cette fenêtre où tremble la lumière. Le temps d'une pression légère sous le doigt, c'est l'ombre portée d'un autre cri, toujours étouffé dans le linceul candide, peut-être pour ne pas éveiller notre mort. L'autre soir, quelques bribes de ton pays : la perspective d'une rue, une étendue de neige, le vol d'une oie par-dessus les bouleaux. C'en était trop : je préfère le souvenir de tes yeux, de ta voix. Zap. Dans une flaque de sang, un homme se tenait le ventre, déchiré par un obus. C'est terrible, tu sais. On ne sait plus s'il faut rire ou pleurer. Oui, rire, je dis bien rire, même en se tenant le ventre, comme cet homme-là, tout au fond de nous maintenant, qui n'en finira plus de se lever en vain, de hoqueter, comme un écho de lumière morte dans chacun de nos éclats de rire.
4
Il pleuvait l'autre jour et je roulais, frottant obstinément le pare-brise avec un de ces petits racloirs en caoutchouc. La pluie tombait si drue que je ne voyais pas bien loin. Entouré de buée, le nez près de la vitre, je tentais de ne rien manquer de la route. J'allais trop lentement pour risquer l'accident. Je vis un homme trempé, sans chapeau, sans parapluie, qui tentait de faire corps avec un piquet gris. Plus loin, dépassant d'une porte ouverte, le ventre énorme d'une femme qui regardait les flaques sur la route. Plus loin encore, toujours sous cette pluie battante, des gens qui attendaient, par petits groupes, de temps en temps. Et moi, tout seul, là dedans, au milieu de ma buée, avançant lentement mais sûrement, sans pouvoir m'arrêter...
Qui serait monté sans me connaître, sans me prendre pour un fou ? Qui choisir dans cette foule humide ? Et je me dis qu'on vit ainsi, à précéder des autobus, sans avoir rien à offrir, pas même un peu de solitude empaquetée dans de la buée sale.
5
Petit morceau de ciel dans le cercle d'une tasse fragile, l'ouverture entre les rideaux tremble à la surface du café. Est-elle bleue, blanche, noire ? Tout se confond dans l'amer du miroir.
Je soulève la tasse pour déchirer le rideau, brûler mes lèvres à boire le ciel. Passage de l'immobile. Regard lassé de l'enfant devant les fragments d'un puzzle qui ne peuvent plus trouver leur place. Faut-il que je trinque encore à la santé de ton absence pour dessiner de rires le café noir des jours en fuite ?
Philippe Mathy
Fond d'écran : Google Earth nous montre la "Loire des îles" à Pouilly.